Voici un commentaire de la célèbre prière en l’équivalent d’une dizaine de pages. Pour une version encore plus courte, vous pouvez aller voir l’article dans la revue Evangile et Liberté.
Le « Notre Père »
La prière connue sous le nom du « Notre Père » se trouve sous sa forme habituelle dans l’Evangile de Matthieu au chapitre 6 (v. 9-13) à la fin de tout un enseignement du Christ sur la prière.
La version de l’Evangile de Luc (11:2ss) nous apparaît comme assez différente et en fait surtout lacunaire, moins complète que celle que nous utilisons d’habitude. Cette différence peut être interprétée de deux façons opposées : on a pensé longtemps que la plus originale devait être la plus dépouillée, c’est-à-dire celle de Luc, et que celle de Matthieu nous donnait une version retravaillée, réécrite, sans doute après de nombreuses années d’usage liturgique. Aujourd’hui, la recherche la plus avancée sur la rédaction des Evangiles nous incite à penser le contraire. En effet, on sait que l’histoire de la rédaction de l’Evangile de Luc a été très accidentée, avec en particulier au milieu du second siècle la révision radicale et mutilante de Marcion. Marcion détestait tout ce qui venait du judaïsme et avait donc supprimé ou modifié tout ce qui pouvait aller dans le sens d’une judaïsation du texte. Quand les autorités de l’Eglise se sont aperçues de ce désastre, elles ont essayé de faire machine arrière, mais la plupart des sources avaient alors disparu. L’Evangile de Luc que nous utilisons aujourd’hui n’est alors en fait que le résultat de cet Evangile mutilé de Marcion, recomplété à partir des autres Evangiles. Dans cette hypothèse, ce serait bien la version de Matthieu la plus authentique, et celle de Luc ne serait que les vestiges du beau texte du Christ après les censures marcionites.
Quoi qu’il en soit, cette prière du Notre Père est le seul exemple de prière donné par Jésus dans l’Evangile. C’est donc un texte essentiel et unique pour quiconque s’intéresse à ce sujet.
La première question est de savoir qu’en faire. Est-ce une prière à réciter, à répéter régulièrement comme un texte figé ? Rien n’est moins certain, et il ne s’agit en tout cas pas de dire le Notre Père comme une récitation. Dans l’Evangile de Matthieu, le Christ condamne justement les païens et leurs vaines redites. Répéter mécaniquement un texte, fût-il le plus beau n’est pas prier. On peut dire le Notre Père, mais il faut alors se pénétrer le plus possible de son sens pour en faire sa prière à soi personnellement.
On pourrait même à l’opposé penser que cette prière donnée là par Jésus ne l’est qu’à titre d’exemple, pour montrer ce que l’on peut demander dans la prière, et comment le faire. Le texte du Notre Père serait alors plus un exemple type de la bonne prière chrétienne dont tous devraient s’inspirer, qu’un modèle à répéter servilement. Il n’est même pas certain que le Christ ait voulu nous donner là un texte à usage liturgique.
La prière peut être vue comme formée de 7 demandes, 3 concernant Dieu, 4 concernant les hommes. La doxologie (le passage qui commence par « car c’est à toi qu’appartiennent… »), quant à elle, est considérée par tous les exégètes, comme apocryphe, c’est-à-dire comme ajoutée tardivement au texte original. Le Notre Père a ainsi une forme symboliquement parfaite, le 7 étant le nombre de la perfection de la création (les 7 jours de la création), 3 étant bien le nombre divin par excellence (que l’on pense à la trinité), et 4 le nombre du terrestre (avec les quatre points cardinaux, les quatre éléments etc…). On retrouve là quelque chose qui est courant dans la Bible : l’accomplissement de la création se trouve dans l’union du spirituel et du matériel, par l’union des deux natures céleste et terrestre qui sont nos deux sources de vie.
Ce qui est remarquable dans le Notre Père est qu’il commence par trois demandes concernant Dieu lui-même. Il est vrai que c’est là la moindre des choses, mais trop souvent les chrétiens oublient cela et se précipitent pour réclamer à Dieu quantité de choses les concernant eux… Il est bon, donc, de commencer par se préoccuper de Dieu lui-même et de sa relation à Dieu, avant de se préoccuper de soi-même. Nous avons en fait la même chose dans les « dix commandements », où les premiers commandements concernent Dieu lui-même, et ceux concernant seulement les hommes sont ensuite. Dieu doit être le premier servi, comme l’illustre la sagesse du roi Salomon qui commence par construire un temple pour l’Eternel, avant même de se construire un palais pour lui.
Notre
Dès le premier mot de notre texte, en français, apparaît une particularité surprenante de cette prière : elle est entièrement à la première personne du pluriel. Elle ne dit pas « Oh mon Père donne-moi ci ou ça », mais « Notre Père, donne NOUS ».
On peut en tirer plusieurs conséquences. La première est que tous les chrétiens sont unis dans cette prière, ou même simplement dans la prière, il y a une communion de tous ceux qui reconnaissent Dieu pour leur Père, et ils ne forment alors qu’un seul corps, faisant qu’aucun n’est isolé au point de pouvoir prier isolément pour lui tout seul. L’amour pour Dieu qui s’exprime dans la prière ne peut être dissocié de l’amour du prochain. Il se peut d’ailleurs, précisément, qu’un des rôles de la prière soit de se mettre en communion avec tous les autres.
Aller au bout de cette idée nous ferait dire qu’en fait, il ne peut vraiment y avoir de prière à la première personne du singulier. La prière ne peut être de demander un privilège à Dieu que l’on ne souhaite pas voir être accordé aux autres. Demander une chose pour soi, et ne pas la souhaiter en même temps pour les autres serait une preuve d’égoïsme, voire d’un manque d’amour tout à fait anti-évangélique. L’amour du prochain nous donne un devoir de solidarité rendant impossible une demande particulière sans que l’on puisse désirer qu’elle soit aussi accordée aux autres, ne serait-ce que par compassion. Cela doit plus être vu comme une indication de l’état d’esprit que doit avoir le croyant dans sa prière que comme une condamnation sans appel de toute demande personnelle, d’autant qu’il y a dans l’Ecriture de nombreux exemples de prière à la première personne du singulier, et même certains mis dans la bouche du Christ lui-même. Il faut donc tempérer notre affirmation. Néanmoins, il y a là certainement quelque chose de vrai et d’important sur lequel on se doit de réfléchir.
Père
On a beaucoup dit que le fait d’appeler Dieu « Père » est l’un des propres du christianisme. C’est en partie vrai, la notion du Dieu-Père se trouve déjà dans l’Ancien Testament, comme dans le Psaume 103 par exemple (comme l’amour d’un père pour ses enfants l’amour de Dieu pour ceux qui le craignent). Mais il est certain que le Christ a généralisé cet usage et y a accordé une importance toute particulière. Appeler Dieu « Père » est en soi révélateur de toute une théologie, c’est affirmer un certain nombre de choses essentielles sur Dieu lui-même dans son rapport avec nous.
Cela dit même beaucoup de choses, car il se trouve que la notion de « Père », pour nous autres humains, est assez complexe pour que l’attribuer à Dieu recouvre plusieurs affirmations en une.
On distingue en général, idéalement, trois rôles essentiels dans la fonction de père, et c’est à partir de cette fonction idéale du père qu’il faut réfléchir, en essayant de mettre de côté sa propre expérience qui risque de fausser les choses. Ces rôles sont en effet remplis plus ou moins par nos pères terrestres, et appeler Dieu « Père » comporte le danger que nous projetions sur lui nos expériences plus ou moins heureuses d’un père terrestre. Il faut donc considérer qui est le Père idéal, et attribuer ces différents rôles en plénitude à Dieu.
Le premier de ces rôles du père est d’être le géniteur. Il est celui qui a donné la vie. En ce sens, appeler Dieu « Père » est dire tout simplement qu’il est notre créateur. Il est celui qui est à l’origine de notre vie. Cela encore peut s’entendre en deux sens, puisque le Nouveau Testament enseigne qu’il y a deux créations, une ancienne et une nouvelle. L’ancienne création, c’est la création matérielle, dans ce domaine, Dieu est effectivement notre créateur, il est à l’origine de toutes les choses visibles, de l’Univers en général, et donc de nous en particulier. Il est aussi celui qui est à l’œuvre dans la « nouvelle création », celui qui nous donne une fois encore la vie par son Esprit vivifiant, il est la source de la vie nouvelle qui peut surgir en nous.
Le deuxième rôle essentiel du père est de donner la loi. Il est en quelque sorte l’éducateur, celui qui structure son enfant en lui imposant des limites, en lui disant ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Ce rôle, un peu oublié parfois, est pourtant essentiel. Il est vrai que c’est surtout la figure du Dieu de l’Ancien Testament qui répond à cette fonction, avec la loi de Moïse, mais ce serait une erreur de l’oublier totalement. Le Christ lui-même a bien dit que son rôle n’était pas d’abolir la loi, mais de la porter à son accomplissement. Même si le chrétien se considère comme libre, il ne peut user de cette liberté dans l’anarchie, mais seulement par rapport à une loi, quitte à la transgresser, l’existence de cette loi est essentielle. C’est sans doute pourquoi d’ailleurs il a toujours été considéré comme une hérésie effroyable pour des chrétiens que de prétendre se passer de l’Ancien Testament, ainsi que prétendait de le faire Marcion.
Et enfin le dernier rôle essentiel du père est peut-être celui auquel on pense le plus facilement aujourd’hui : le père, c’est celui qui aime. C’est en particulier ce que l’on dit à propos des enfants adoptés : celui qui accueille et aime un enfant peut de plein droit être appelé « père ». L’amour d’un père pour son enfant est en effet normalement une chose très forte donnant une bonne image de l’amour de Dieu, amour préalable, total et inconditionnel. Le père aime son enfant parce que c’est comme ça, et non pas parce que l’enfant ferait preuve de qualités ou de mérites le rendant aimable. Dans ce domaine, la notion d’adoption donne une force supplémentaire à l’amour, le père adoptif, en effet, n’a aucune raison d’aimer son enfant, autre que son choix propre, premier et préalable à toute relation avec l’enfant, puisqu’il n’en est même pas le géniteur. Si l’on regarde bien ce qui se passe pour nos paternités humaines, on remarque que la paternité suppose toujours une adoption, ou tout au moins une reconnaissance. Le Père n’est jamais certain que l’enfant est bien de lui, il ne peut le dire que par un acte de confiance, d’accueil, et d’amour gratuit. Au contraire, la mère est sûre que l’enfant est le sien, et il y a entre la mère et l’enfant un rapport fusionnel qui n’est pas le même qu’entre le père et l’enfant. Certains ont ainsi voulu dire que le Dieu de l’Ancien Testament est sous ce rapport plus un Dieu-mère, fusionnel, dans un rapport extrêmement proche avec son peuple, alors que le Dieu du Nouveau Testament est plus père, c’est un Dieu qui laisse un peu plus de liberté, et dont la relation avec l’homme demande une adoption mutuelle, ce qui est essentiel dans la relation spirituelle.
qui es aux cieux
Là aussi se trouve une affirmation théologique fondamentale qui est de l’ordre de la confession de foi : le Dieu dans lequel nous croyons et que nous prions se trouve au Ciel. Pour nous gens modernes du XXIe siècle, qui nous promenons dans le ciel avec nos avions et nos fusées, cela n’a pas beaucoup de sens. Mais pour un hébreu, du temps de la Bible, c’était très différent. Le Ciel en effet s’opposait à la Terre, en ce que, précisément, le Ciel est le lieu dans lequel l’homme ne peut aller. Dans la topologie biblique, il y a deux domaines essentiels, la Terre qui est le monde matériel, le domaine des choses, des objets et du visible, et le Ciel qui est le domaine de l’invisible, de l’inatteignable, du spirituel. A cette époque, on ne connaissait pas la matérialité de l’air, et le ciel était donc ce milieu immatériel qui nous entoure, nous surplombe, qui nous donne la vie par l’air que nous respirons, et qui, parfois même montre sa puissance par des phénomènes météorologiques importants comme l’orage, le vent ou la tempête, qui pouvaient être vus comme des signes théophaniques, c’est-à-dire des manifestations de Dieu.
Ainsi, affirmer que Dieu est dans le Ciel, c’est avant tout dire qu’il n’est pas sur Terre, c’est-à-dire qu’il n’est pas une réalité matérielle, qu’il est purement spirituel. Cela peut être vu comme une affirmation anti-idolâtrique, les populations idolâtres adoraient des dieux matériels, des statues, des objets, et la pensée hébraïque s’est toujours élevée fortement contre cette pratique, avec en particulier les dix commandements : Tu ne te feras pas d’image taillée, ni aucune représentation… pour te prosterner devant elles. Cette affirmation garde toute sa force aujourd’hui, pour dire que Dieu est précisément ce qui n’est pas sur Terre, il est par définition l’immatériel, l’invisible. Dieu, c’est ce qui échappe à la physique, il est ce qui dépasse la matière. Le divin est dans l’homme cette dimension qui fait que nous sommes plus que des mammifères et en chacun de nous cette part de notre être faisant que nous sommes plus que notre corps.
Dire que le Dieu dans lequel nous croyons et que nous prions est dans le Ciel, c’est donc une affirmation fondamentale anti-matérialiste, Dieu est ce qui est au-delà de tout. Aujourd’hui, où le Ciel a perdu de son immatérialité, et de son inattégnabilité, nous devrions plutôt dire: « Notre Père qui es au-delà de tout, et même du ciel ».
Que ton nom soit sanctifié
Il est bien connu que dans la Bible, le nom représente la personne elle-même. Le nom est ce par quoi une personne est en relation avec d’autres, qui lui donnent le nom, ou qui lui reconnaissent son nom. Le nom, c’est ce que l’on connaît de quelqu’un et ce par quoi on l’appelle pour entrer en relation avec lui.
Il est bien connu aussi que les hébreux avaient eu l’idée géniale de dire que le nom par excellence de Dieu restait un mystère, c’est ce célèbre tétragramme, YHWH dont la prononciation devait rester mystérieuse, pour montrer que personne ne peut prétendre connaître parfaitement Dieu, et le posséder. Or ce n’est pas tant le nom de Dieu qui reste mystérieux, que Dieu lui-même, celui-ci étant tel que personne ne peut le connaître.
Ici, il nous est demandé de « sanctifier » ce nom de Dieu, expression qui nécessite quelques explications. En effet, « sanctifier » signifie « rendre saint », et on ne voit pas forcément très bien comment nous pourrions rendre saint ce qui est saint par excellence, ni en quoi la sainteté de Dieu pourrait dépendre de nous.
Mais c’est que le mot « saint » a une signification bien précise dans la Bible qui n’est pas vraiment celle que le christianisme lui a donnée par la suite. « Saint », en effet, aujourd’hui évoque pour nous l’idée de perfection, de divinité etc… mais « Saint » signifie dans la Bible tout simplement : »être à part », et « sanctifier » : mettre à part. C’est ainsi que dans le Nouveau Testament, ceux qui sont appelés les « saints » ne sont pas les parfaits, mais tous les chrétiens, dans la mesure, où, précisément, être chrétien est se différencier du monde. Ainsi peut-on trouver en Romains 12 (v2) une expression particulièrement explicite de ce qu’est la sanctification: Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence…
« Sanctifier le nom de Dieu » veut ainsi dire : le mettre à part, le différencier des autres réalités qui font le quotidien de notre vie.
De même, quand il est dit dans les Dix Commandements: Souviens toi du jour du Seigneur pour le sanctifier, ce qui nous est commandé, c’est de mettre à part une journée dans la semaine pour la consacrer à Dieu, faire en sorte que tous les jours ne se ressemblent pas mais qu’il y en ait un différent des autres, pour que notre être ne se dilue pas dans l’action matérielle mais garde une part de cette autre dimension du spirituel.
De même, il est vrai que dans notre vie, nous avons de très nombreuses préoccupations de tous ordres, plus ou moins triviales, plus ou moins élevées, et il convient que la préoccupation spirituelle ait une place à part.
Ce que n’envisage même pas le Notre Père, c’est que parmi toutes ces préoccupations, celle de Dieu ne s’y trouve pas. On peut effectivement penser qu’il n’y a même pas d’humanité, au sens propre du terme, si l’individu se trouve tout entier dans des préoccupations seulement d’ordre matérielles : sa santé, ce qu’il mangera, son corps, ce qu’il possède, son territoire, etc… Etre humain, c’est précisément se préoccuper d’autre chose, d’une part d’invisible, de qualité, de valeurs, d’idéaux etc…
Mais là encore, cela ne suffit pas, et le Notre Père nous invite à aller plus loin. Ce qu’il faut, c’est que la réalité de Dieu dans nos vies, ne soit pas seulement présente, mais ait une place de choix. Si nous mettons la préoccupation spirituelle au même niveau que les autres, nous manquons à notre vocation, et nous rendons le spirituel inactif. Ce que nous souhaitons dans la prière, c’est que la préoccupation de Dieu soit d’un autre ordre, pas une parmi d’autres, mais qu’elle ait un statut spécial. Dieu doit être notre « préoccupation ultime » pour reprendre l’expression du grand théologien Paul Tillich, la préoccupation des préoccupations, celle qui est au-dessus de toutes les autres, que dans nos cœurs, la préoccupation de Dieu soit à part des autres, à une place privilégiée, centrale.
Cette demande permet en plus de bien préciser comment le Christ conçoit la valeur de la vie concrète, la dimension matérielle de notre existence. Si le nom de Dieu est à part, il ne peut entrer en concurrence avec les autres préoccupations, il n’est pas sur le même plan. Il ne s’agit donc pas de renoncer à toute préoccupation matérielle dans nos vies, de sacrifier la dimension physique de notre existence, mais simplement de mettre au-dessus de tout la préoccupation de la fidélité à Dieu. L’ascétisme n’est donc pas une nécessité, l’idéal n’est pas qu’il y ait Dieu seul dans notre vie, mais que Dieu soit à part, au-dessus de tout le reste. C’est même sans doute comme cela qu’il faut interpréter le célèbre nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et mammon… (Matt 6:24), non pas pour dire qu’il faille nécessairement être pauvre, et n’avoir aucun argent pour être fidèle à Dieu, mais la question est de savoir qui est le maître, quelle est la préoccupation qui dirige toutes les autres. Et dans ce domaine, il ne peut y avoir qu’une seule place, la préoccupation ultime ne peut qu’être unique, et il y en a forcément une, alors autant bien la choisir.
Prendre autre chose que Dieu pour préoccupation ultime, c’est le propre de l’idolâtrie, et dans ce sens, nous sommes loin d’avoir dépassé le stade du danger de l’idolâtrie sans cesse dénoncée dans l’Ecriture.
La préoccupation ultime du Nom de Dieu n’est pas là pour annihiler toutes les autres préoccupations, ou nous faire renoncer au monde dans son ensemble, mais pour les organiser et leur donner leurs sens propres.
Que ton règne vienne
Cette demande peut être interprétée comme une requête que Dieu vienne lui-même imposer son règne dans le monde. C’est le sens que lui donnent certaines communautés millénaristes, attendant impatiemment le retour du Christ pour rétablir enfin toute justice. Ce type de théologie est assez dangereux en ce sens qu’il risque de démobiliser l’homme. Si en effet, le Christ doit revenir bientôt pour imposer artificiellement son règne, alors le rôle de l’homme est nul et il n’a plus qu’à se lamenter du mal qui existe dans le monde en attendant que Dieu veuille bien le régler de lui-même.
On peut même être plus sévère et considérer que cette attente de retour du Christ peut bien passer pour un manque de foi en Christ en tant que Messie. En effet, le message de l’Evangile n’est pas que le Royaume de Dieu viendra plus tard, mais qu’il s’est approché (Matt 4:17, Luc 10:9 etc…) en Jésus Christ, ce n’est pas seulement quand Jésus reviendra que nous serons enfin dans les temps messianiques, mais le Messie est venu en Jésus Christ, donc nous sommes bel et bien dans les temps messianiques, et il n’y a plus à attendre une autre ère messianique.
La question est, en fait, de savoir ce que l’on entend par « règne de Dieu » (ou par « Royaume de Dieu », puisqu’il y a un seul terme pour « règne » et « royaume » en hébreu comme en grec).
Vouloir que le règne de Dieu vienne sur la Terre, c’est tout simplement souhaiter que Dieu soit de plus en plus reconnu comme roi, qu’il soit respecté, écouté, obéi, et que ce soit lui qui gouverne effectivement la plus grande partie possible du monde. Or, Dieu ayant toujours voulu ne pas aliéner la liberté humaine, il va de soi que tout cela dépend de l’homme. Il dépend de nous que nous sachions reconnaître Dieu pour notre roi, et il ne s’agit donc certainement pas d’attendre passivement que Dieu établisse son Royaume contre la volonté des hommes. Comme dans toutes les prières, la demande faite à Dieu n’a pas pour objectif de vouloir que Dieu fasse à notre place ce qui nous revient, de façon à nous éviter d’avoir à le faire, mais au contraire de nous aider à accomplir sa propre volonté. La prière est une demande qui nous engage, demande que nous exprimons dans la foi et la confiance en Dieu parce que nous savons que nous avons besoin de son aide et de sa force pour qu’il nous aide à vouloir vraiment et à accomplir le mieux possible ce dont il est question.
Si l’on s’intéresse au sens propre du terme « royaume », on peut considérer qu’il s’agit de l’ensemble de ceux qui reconnaissent quelqu’un pour roi, qui se soumettent à lui et qui sont gouvernés, protégés par lui. Or comme il n’est pas possible d’établir une division entre les hommes pour désigner ceux qui seraient totalement fidèles et ceux qui seraient totalement infidèles, il faut bien penser que les limites du Royaume de Dieu passent au milieu de nous, il y a une part de nous-mêmes qui reconnaît Dieu pour roi, et une autre part qui lui désobéit et qui se soumet à d’autres priorités. Nous pouvons donc souhaiter que non seulement le monde dans son ensemble soit de plus en plus soumis à Dieu, mais qu’en nous-mêmes, la part qui se soumet à Dieu grandisse de façon à ce qu’idéalement tout notre être soit dans le Royaume de Dieu.
Que ta volonté soit faite
Là encore, le risque d’une interprétation passive est présent. On peut voir en effet dans cette demande une sorte de fatalisme se rapprochant de l’Inshallah musulman. Il est vrai que l’on trouve, par exemple dans l’Epître de Jacques (4:13-14) un type de théologie qui a eu de tout temps un certain succès, mettant en garde ceux qui disent : Aujourd’hui ou demain nous irons dans telle ville, nous y passerons une année, nous trafiquerons, et nous gagnerons! Vous qui ne savez pas ce qui arrivera demain ! car, qu’est-ce que votre vie ? Vous êtes une vapeur qui paraît pour un peu de temps, et qui ensuite disparaît. Vous devriez dire, au contraire: Si Dieu le veut, nous vivrons, et nous ferons ceci ou cela.
Ce qui est en question, c’est de savoir si l’on pense que c’est vraiment toujours la volonté de Dieu qui s’accomplit sur cette Terre ou non. Pour ceux qui le pensent, comme les musulmans, ou même comme le pensait Calvin, cette demande peut signifier que nous sachions accepter la volonté de Dieu, qu’il nous soit donné de nous soumettre à elle, puisque de toute façon cette volonté divine doit s’accomplir. Mais on peut penser, dans un autre système théologique, que tout ce qui arrive n’est pas précisément la volonté de Dieu, et que là est bien l’explication de l’existence du mal : c’est ce qui s’écarte du projet divin. On peut penser que Dieu ne peut que vouloir le bien, et qu’il est à l’œuvre pour que progressivement ce soit sa volonté, son plan créateur qui s’accomplisse. Là alors peut être trouvé un rôle essentiel à l’homme, sa vocation, d’accepter de prendre part à la création de Dieu en accomplissant sa volonté, dans le monde en général, et en lui-même en particulier. Il n’y a pas de résignation stoïque dans l’Evangile, tout au contraire, une coopération de l’homme au plan de Dieu. Ce peut donc bien être une demande qui prolonge la précédente : « que je sois capable d’accomplir ta volonté sur cette terre… et non la mienne ».
C’est aussi dans le sens de ce consentement actif que l’on peut comprendre la prière faite par Jésus lors de son agonie à Gethsémané: Père, s’il était possible que cette coupe passe loin de moi sans que j’en boive… toutefois, non pas ma volonté mais la tienne. Il ne s’agit pas là pour Jésus d’attendre simplement que les événements s’imposent à lui, mais qu’il accomplisse lui-même sa mission jusqu’au bout comme Dieu voudrait qu’il le fasse, et ce quel qu’en soit le prix.
Ainsi cette demande, comme toute prière, n’est pas une manière de tout attendre de Dieu pour que nous n’ayons plus rien à faire nous-mêmes, mais bien une demande qui nous engage nous aussi, et là plus particulièrement dans l’accomplissement de sa volonté.
Sur la Terre comme au Ciel
C’est d’ailleurs bien cela l’enjeu : le Ciel, symboliquement est le lieu de l’habitation de Dieu, et dans son domaine, Dieu est le seul acteur en jeu. Ce monde spirituel, évidemment, est le lieu même de l’accomplissement de la volonté de Dieu, puisque rien ne s’y oppose. Dans le domaine du terrestre, là au contraire, il y a de nombreuses forces en présence, dont beaucoup sont hétérogènes à Dieu, puisque nous sommes dans le lieu de la création matérielle. Et précisément dans ce domaine, de nombreuses choses arrivent qui ne sont pas la volonté de Dieu, mais le simple fait du hasard, ou de volontés autres que celles de Dieu, de volontés d’êtres créés. Le mieux que nous puissions faire, ainsi, est de mettre notre propre capacité d’action dans ce monde au service de la volonté de Dieu pour que ce monde terrestre puisse devenir une image du Ciel qui est le seul lieu où Dieu règne véritablement et totalement.
Mais l’on considère souvent que ces quelques mots: « sur la Terre comme au Ciel » ne concernent pas seulement cette troisième demande, mais est une agraphe entre les deux parties du Notre Père, entre les demandes « célestes », et celles qui suivent: « terrestres ». Cette séparation est en effet artificielle, il n’y a pas des choses qui concernent Dieu et qui ne nous concerneraient pas et réciproquement. La Volonté de Dieu est justement qu’il y ait un lien entre le Ciel et la Terre, une union entre le spirituel et le matériel, et c’est à ce lieu précisément que l’homme doit se tenir, à l’exemple du Christ qui lui, accomplit parfaitement ce lien.
On pourrait même presque considérer le « sur la Terre comme au Ciel » comme souhait supplémentaire: « et qu’ainsi la Terre puisse être comme le Ciel ». Et qu’ainsi même dans notre monde, le Nom de Dieu soit respecté, qu’il soit aussi reconnu comme roi, qu’aussi sa volonté soit faite, et que toutes les réalités du Royaume de Dieu (la justice, la paix, la joie, l’amour…) puissent être vécues effectivement sur la Terre.
Mais comme cela n’est pas facile pour nous humains, il nous faut de l’aide pour parvenir à y travailler, et ce sera l’objet des demandes suivantes.
Il est curieux, d’ailleurs, que les demandes d’aide de Dieu pour nous viennent après les grands objectifs exposés dans les trois premières demandes… mais c’est sans doute justement que pour demander l’aide de Dieu, encore faut-il savoir pour quoi en faire. Il faut d’abord se sentir appelé par Dieu et vouloir œuvrer pour lui, et ensuite seulement nous pouvons mesurer notre faiblesse et vouloir y parvenir avec son aide.
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour
Cette demande aussi comporte de grandes difficultés qui ont fait qu’elle a pu être interprétée de façons contradictoires. De quel pain s’agit-il en effet, du pain matériel, ou seulement du pain spirituel ?
La question de savoir si l’on peut demander des choses matérielles à Dieu est fortement controversée dans le Christianisme. Certains pensent que Dieu étant tout puissant, il est évidemment dans ses attributions de donner ou de ne pas donner des choses matérielles, d’intervenir dans un sens ou dans un autre dans le cours des événements. D’autres pensent qu’à court terme, Dieu ne peut agir que selon sa nature, c’est-à-dire dans le domaine de l’esprit, de l’amour, du pardon, de la vie etc…
Pour pouvoir trancher, il faut voir dans l’ensemble du Nouveau Testament ce qui semble le plus probable. Or il apparaît qu’il y a en fait fort peu de passages permettant de fonder la pratique de demandes matérielles à Dieu. Certes, il y a ce passage de Philippiens 4 (6-7): Ne vous inquiétez de rien; mais en toute chose faites connaître vos besoins à Dieu par des prières et des supplications, avec des actions de grâces, mais la promesse de réponse n’est certes pas matérielle: Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées en Jésus-Christ, il s’agit bien d’une action spirituelle.
De même dans le grand passage sur l’efficacité de la prière dans Luc 11, avec la parabole de l’ami importun qui demande sans cesse et qui finit par avoir satisfaction, le Christ conclue en disant: Quel est parmi vous le père qui donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu d’un poisson? Ou, s’il demande un oeuf, lui donnera-t-il un scorpion? Si donc, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il … et là, coup de théâtre, le Christ ne dit pas que Dieu donnera tout ce qui peut passer par notre tête de lui demander, mais il dit qu’il donnera : le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent. Et le Saint-Esprit n’est certainement pas n’importe quoi.
En fait on peut penser raisonnablement que la clé de cette question se trouve dans ce verset souvent cité du Nouveau Testament : tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai (Jean 14:13) ou alors: Tout ce que vous demanderez avec foi par la prière, vous le recevrez. (Matt 21:22). Dans les deux cas, il ne s’agit pas de demander n’importe comment, mais « dans la foi », ou « en mon nom ». Cela aussi a été compris de différentes manières, on a pensé qu’il fallait avoir beaucoup de foi pour que Dieu se soumette à notre volonté (alors que ce n’est pas à lui de se soumettre à notre volonté mais plutôt nous à nous soumettre à la sienne !), ou qu’il suffisait de rajouter à la fin d’une prière de demande : « au nom du Seigneur Jésus-Christ » pour que l’on soit sûr de son exaucement. Mais on peut au contraire comprendre que tout ce que l’on demande qui n’est pas en rapport avec le nom du Christ c’est-à-dire sa personne ou ce qu’il représente n’a pas plus de chance d’être exaucé que ce qui est demandé en dehors de la foi qui est le domaine des vérités spirituelles.
De même la célèbre parole du Christ : Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi et que vous ne doutiez point, non seulement vous feriez ce qui a été fait à ce figuier, mais quand vous diriez à cette montagne: Ote-toi de là et jette-toi dans la mer, cela se ferait (Mat. 21:21) ne peut se comprendre que dans un sens spirituel. On a en effet vu beaucoup de grands mystiques depuis les temps anciens, et l’on a vu ou cru voir beaucoup de miracles, mais jamais personne n’a transporté de montagne réellement, pas même le Christ, et d’ailleurs ce serait un acte de peu d’intérêt. Par contre, il n’est pas insensé de croire que si l’on a une grande foi, alors même au fond de la mer qui est le lieu de la mort, de l’épreuve et du désespoir, on peut y trouver la montagne de la révélation, la montagne de la présence de Dieu. Et cela, certes, peut être l’objet de la demande de notre prière.
La même ambiguïté se trouve dans notre demande du Notre Père qui peut être comprise dans les deux sens. Même si on ne veut pas a priori rejeter le sens d’une demande matérielle, il faut néanmoins être conscient des extrêmes difficultés théologiques auxquelles une telle interprétation mène inévitablement. Si en effet on demande à Dieu de faire en sorte que nous ayons à manger matériellement, c’est qu’on suppose qu’il est de son ressort de faire en sorte que l’on ait effectivement à manger. Que penser alors des gens, ou des peuples qui meurent de faim ? Doit-on y voir là l’effet d’une volonté divine ? Pense-t-on vraiment qu’il soit dans le pouvoir de Dieu, ou conforme à sa nature, que de faire en sorte qu’il en soit autrement et ces peuples éprouvés trouvent subitement à manger pour tous ? Et alors pourquoi ne le fait-il pas ? Est-ce parce qu’ils n’ont pas assez prié le Notre Père, et ne devrait-on pas alors remplacer toute l’aide humanitaire aux pays du Tiers monde par la distribution de papiers contenant le texte de cette prière à réciter?
Il semble que l’on puisse légitimement refuser de répondre par l’affirmative à ce genre de questions. A moins d’avoir une théologie comme pouvait en avoir un Calvin avec une conception extrêmement forte de la souveraineté divine, pensant que tout ce qui arrive est de toute façon la volonté de Dieu, qui peut faire vivre ou mourir, qui peut sauver ou perdre qui il veut, sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit, et sans que nous ayons même à comprendre son dessein éternel.
Il y a là donc une option fondamentale en théologie, option qui touche de très près le problème du mal (Dieu pourrait-il faire en sorte qu’il n’y ait pas de mal ou de souffrance sur la Terre ?), et il faut juste être conscient des implications inévitables de choix qui peuvent sembler anodins au départ. Oui, pourquoi ne pourrions-nous pas remercier Dieu pour le fait que nous ayons à manger aujourd’hui ? C’est vrai, cela part d’un bon sentiment… mais c’est supposer que cela dépend de lui… et que dirions-nous donc si nous n’avions rien à manger aujourd’hui ?
De toute façon, on ne peut entendre parler de « pain » dans la bouche du Christ sans que l’on pense essentiellement au pain spirituel dont il est question à plusieurs reprises dans sa bouche. En particulier, l’Evangile de Jean a ce si beau chapitre 6 consacré au « pain de vie ». Là, Jésus dit: (v. 35) Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. Il ne s’agit évidemment pas là de pain matériel dans ce qui est promis par le Christ. Et dans le même sens, il est encore plus connu qu’à la fin de sa vie, Jésus conviant ses disciples à un dernier repas leur tendit du pain à manger… non pour nourrir leurs corps mais en disant: ceci est mon corps livré pour vous, mangez en tous… C’est bien de ce pain-là que nous avons besoin, le pain spirituel de la Parole du Christ, de sa présence, de sa personne même qui peut nous nourrir pour l’éternité et nous donner la force qui vient de Dieu.
L’homme en effet ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sortira de la bouche de l’Eternel c’est une parole du Deutéronome (8:4), citée par le Christ lui-même lors de ses tentations (Matt. 4:4), lorsque le Diable lui souffle qu’il pourrait demander à Dieu de le nourrir matériellement, et que celui-ci précisément refuse en citant ce verset.
Et enfin, une étude plus approfondie des termes grecs utilisés dans cette demande semble vouloir aller dans le sens d’une interprétation spirituelle. La plus grosse difficulté de traduction se trouve au sujet du mot que l’on traduit habituellement par « quotidien » ou « de ce jour »… Le mot en question est : epiousion, et la difficulté avec ce mot est qu’il est non seulement rare et d’un sens peu évident, mais en plus qu’il s’agit d’un « hapax » : mot qui n’est utilisé qu’une seule et unique fois dans tout le Nouveau Testament, et nous n’avons donc aucun élément de contexte pour inférer un sens. Saint Jérôme lors d’un de ses voyages en terre Sainte a prétendu avoir trouvé un original hébraïque de l’Evangile de Matthieu, et a dit que le mot hébreu qui se trouvait à la place de ce mystérieux epiousion signifiait « de demain »
Il est impossible pour l’instant de savoir si Saint Jérôme avait raison, tout simplement parce que l’on n’a pas ou plus la moindre trace de cet original hébraïque. Cela dit, nous pouvons toujours avoir recours à l’étymologie, qui, elle, est limpide: epiousion est formé de deux mots que l’on connaît bien: epi qui signifie: « au dessus », et ousia qui désigne l’essence, la substance, l’existence. Ainsi, epi-ousion désigne tout simplement ce qui est au-dessus de la substance. Et d’ailleurs certaines vieilles versions latines du Nouveau Testament traduisent par « super-substantialem ». Le sens le plus simple de notre mot n’a donc en fait rien de mystérieux et correspond bien au sens que l’on trouve en maints endroits dans l’Evangile : nous demandons à Dieu de nous donner cette nourriture dont nous avons besoin quotidiennement, ce pain qui est au-dessus de la substance concrète et matérielle, le pain spirituel.
Dans le grec classique, epiousion a pu signifier aussi dans ses très rares apparitions : « de demain », on comprend d’ailleurs facilement pourquoi, car, en effet, le pain de demain est celui qui n’est pas encore, celui dont on parle mais qui est au-delà de l’existence concrète immédiate. Ce sens peut être, d’une certaine manière, possible pour notre prière. Certes, le « donne-nous aujourd’hui notre pain de demain » qu’avaient certaines traductions est insensé s’il s’agit de don matériel, ce serait même se moquer de Dieu que de lui demander une sorte d’avance sur salaire, de nous donner dès maintenant ce qui ne nous serait nécessaire que demain… mais si l’on entend dans le « demain » une allusion à un futur eschatologique, un demain qui ne concerne pas ce temps terrestre, mais le demain du Royaume de Dieu, alors nous retrouvons d’une certaine manière le même sens que nous avions juste trouvé, de nous donner ici bas sur terre les dons spirituels qui sont propres à son Royaume éternel, et dont nous avons besoin pour vivre comme enfants de Dieu.
Et il est vrai que l’on peut demander à Dieu de nous donner chaque jour le pain spirituel dont nous avons besoin pour avancer sur notre route, nous nourrir quotidiennement de sa présence, de son esprit, de sa force et de sa parole.
Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés
Il n’est pas étonnant que la prière modèle donnée par le Christ fasse mention du pardon, point central de sa prédication et part importante de la bonne nouvelle de son Evangile. Il y a en effet ces deux dimensions dans le message de Jésus, d’une part que nous sommes pardonnés par Dieu, selon un effet de sa grâce, et d’autre part qu’il nous invite à nous pardonner les uns les autres. On pourrait en ce sens considérer que la formulation de Paul : De même que le Christ vous a pardonné, pardonnez vous aussi… (Col. 3:13) est une de celles qui dit l’essentiel en peu de mot.
Ici de même, nous avons le pardon de Dieu et le pardon que nous sommes invités à donner aux autres. La difficulté réside dans le « comme » que le texte met entre les deux membres de la phrase.
Certains ont voulu y voir une proposition exprimant une condition : « pardonne-nous nos offenses… dans la même mesure que nous avons pardonné… » Mais on peut trouver que ce type de théologie pèche par un manque de confiance dans la grâce première de Dieu, ce serait là, en effet, le pardon de l’homme qui serait premier, et non le pardon de Dieu. Or plus que nombreux sont les textes montrant que c’est le contraire qui est le sens même de l’Evangile, c’est parce que Dieu nous aime que nous pouvons aimer, c’est parce qu’il nous a pardonné que nous pouvons aimer, et pardonner à notre tour…
La conception inverse du pardon de Dieu comme n’étant offerte qu’à la condition que nous sachions nous-mêmes pardonner, semble donc la moins évangélique, mais c’est pourtant celle que propose Matthieu, puisque une fois le Notre Père exposé, il revient dans le verset qui suit exactement la prière de Jésus sur la question du pardon en écrivant: Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. Cependant, on peut légitimement douter de l’authenticité de ce verset. Il n’est pas cohérent dans le déroulement du récit, et il donne l’impression que le rédacteur de l’Evangile essaye précisément par une glose de verrouiller l’interprétation du verset qui nous intéresse. N’ayant tout de même pas osé interrompre le cours du texte original, il s’est contenté de rajouter à la fin du texte un commentaire de son cru allant dans le sens de sa théologie particulière, mais on peut douter que ce commentaire ait été prononcé par le Christ.
On peut néanmoins penser que la deuxième partie de la demande : « comme nous aussi nous pardonnons… » indique la partie active de la demande, en ce qui concerne l’homme. En effet, toutes les autres demandes jusqu’à présent impliquaient une participation de l’homme, avec l’aide de Dieu. Ici, le risque serait de penser que le pardon a pour seul sujet Dieu, et que l’homme dans cette démarche n’est qu’un objet. Or, il n’en est rien, l’homme aussi a un rôle à jouer, et il est rappelé là : il peut lui aussi pardonner, c’est à la fois un devoir… et un pouvoir qui sont donnés.
Que l’homme ait le pouvoir de pardonner, c’est plus important qu’il n’y paraît, parce que d’après plusieurs passages de l’Evangile, ce pouvoir est un véritable pouvoir. Ainsi qu’on le voit en Jean 20:23 : Tous ceux à qui vous pardonnerez, il leur sera pardonné… (comme en Matt. 16:19, 18:18), cela semble vouloir dire que le pardon que nous pouvons offrir à l’un de nos semblables peut, en quelque sorte, conditionner le pardon même de Dieu. Si moi je pardonne, alors Dieu aussi pardonne. Sinon… on ne sait pas, mais espérons que la miséricorde divine puisse être plus forte que notre faiblesse à pardonner. Quoi qu’il en soit, ce pouvoir, selon Matthieu, n’est pas donné qu’aux seuls apôtres, ou à leurs successeurs, mais bien à tous les croyants, et on peut penser que dans le « Notre Père », il en est de même. Ainsi, nous n’avons pas à demander à Dieu de pardonner aux autres, si nous ne faisons rien dans ce sens. Considérant les autres, je n’ai qu’une chose à faire : essayer de pardonner, et demander à Dieu son aide pour que j’y arrive. Mais pour moi-même, je ne peux me pardonner à moi-même, alors je demande à Dieu de me donner ce pardon dont j’ai tellement besoin.
Ce qui est en définitive important, c’est de remarquer que quel que soit le lien logique entre les deux propositions, le pardon reçu est nécessairement lié au pardon offert. On ne peut vraiment pardonner que si l’on se sait pardonné, et de même on ne peut se sentir vraiment libéré de tout sentiment de culpabilité que si soi-même on cesse d’être exigeant et jugeur vis-à-vis des autres. Les théologiens peuvent se battre pour savoir lequel des deux pardons doit ou peut précéder l’autre, les tenants d’une théologie des œuvres liront donc ce verset dans le sens de la glose de Matthieu, les tenants d’une théologie de la grâce inverseront l’ordre logique, en disant comme Jean dans sa première épître, pour nous, nous aimons Dieu parce qu’il nous a aimé le premier… (1 Jean 4) ou comme Paul: de même que le Christ vous a pardonné, pardonnez vous aussi… (Col 3:13).
Pardonner et être pardonné est en fait un même mouvement, c’est finalement croire et vouloir vivre le pardon en soi dans toutes ses dimensions.
Ne nous soumets pas à la tentation
La traduction que nous utilisons aujourd’hui laisse entendre que Dieu pourrait volontairement nous envoyer du mal pour nous tenter, nous mettre à l’épreuve. La demande serait alors de le supplier de ne pas nous envoyer d’épreuve supplémentaire.
Une telle lecture est fort opposée à de très grands courants de la pensée chrétienne qui pensent que Dieu ne peut en aucun cas être source de mal, ou de difficulté. Ainsi trouve-t-on dans l’épître de Jacques (1:13) Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise: C’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne.
Mais cette théologie n’est pas partout présente dans l’Ecriture. En particulier, on ne peut que penser à la tentation d’Abraham, mise à l’épreuve par excellence, ou encore au livre de Job, où le mal n’est pas vraiment envoyé par Dieu, mais très certainement avec son consentement.
Il n’y a donc pas unanimité dans la Bible, mais il est certain que l’évolution constante que l’on trouve dans la théologie biblique est de rendre Dieu de plus en plus indépendant du mal qui arrive sur la Terre, ou qui nous arrive à nous tout simplement. Ainsi, dans les textes les plus anciens voit-on Dieu source du bien comme du mal, là où les textes plus récents font intervenir l’action du « diable » pour désigner l’origine du mal, de façon à ce que Dieu ne puisse y être mêlé. Le Nouveau Testament va évidemment dans ce sens, et les « tentations » du Christ n’ont jamais, dans aucun des Evangiles, Dieu pour auteur.
On peut donc penser qu’il n’est pas cohérent par rapport à la pensée évangélique d’interpréter cette demande comme nous incite à le faire la traduction habituelle que nous avons. Une fois de plus, si l’on revient au texte original, un certain nombre de choses s’éclairent.
Tout d’abord, le mot peirasmon a un double sens, en grec, comme pour le mot hébreu qu’il traduit : il s’agit à la fois de la tentation et de l’épreuve. Certes la tentation peut être une mise à l’épreuve, mais on peut aussi dire que dans toute épreuve il y a une tentation : celle de baisser les bras, de s’avouer vaincu par cette épreuve et de cesser de lutter contre elle. Et là encore, s’il s’agit de lutter contre une épreuve, il va de soi que celle-ci ne peut venir de Dieu, nous n’avons en aucun cas à lutter contre quoi que ce soit qui nous soit donné par Dieu.
Ensuite, la traduction « soumettre » est certainement mauvaise pour rendre le verbe eisenegkein qui, lui, n’est pas un verbe difficile, et qui ne comporte aucune notion de soumission. Ce mot signifie tout simplement « faire entrer quelque part ». C’est en particulier le verbe qui est utilisé dans l’Evangile pour désigner l’action des amis du paralytique qui le font « entrer » dans la maison pour que Jésus le guérisse (Luc 5:19). Quant à la forme verbale utilisée, elle peut désigner indifféremment une action venant de Dieu lui-même qu’une action que Dieu laisserait faire. Il faudrait donc plutôt traduire : « Ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve », ou encore, « fais que nous ne soyons pas introduits dans l’épreuve comme enfermés dans une maison, ou dans une cellule. » Cela, nous pouvons bien le demander à Dieu : qu’il nous donne une porte de sortie, qu’il nous libère, qu’il ouvre devant nous un passage, comme il a libéré le peuple d’Egypte, lui ouvrant un passage dans la Mer Rouge.
On pourrait même alors réhabiliter la traduction habituelle que nous critiquions tout à l’heure : ce que nous demandons à Dieu c’est que nous ne soyons pas « soumis » dans l’épreuve, que nous ne soyons pas irrémédiablement vaincus, perdant notre autonomie, notre propre souveraineté, mais que nous puissions recouvrer une certaine liberté et une dignité. Que nous puissions relever la tête sans perdre toute espérance, sans être perdus, anéantis par l’épreuve. Une des anciennes traductions qui disait: « ne nous laisse pas succomber dans l’épreuve » était certainement loin du texte original quant à la littéralité, mais dans le fond restituait bien le sens de cette demande.
Mais délivre nous du mal
La suite de la demande dit elle-même le plus précisément possible ce que nous avions tout juste trouvé. Elle ajoute cependant une précision essentielle : on peut en effet remarquer que la demande du Notre Père concernant ce mal qui pourrait nous arriver exprime une conviction bien particulière : il ne s’agit en aucun cas de demander qu’il ne nous arrive pas de mal, mais que Dieu nous en libère. L’action de Dieu n’est pas vue comme intervenant sur le mal lui-même, mais sur le croyant. La question n’est pas là de savoir si Dieu ne peut pas ou ne veut pas éviter l’épreuve à l’homme, mais d’avoir l’intime conviction que Dieu peut nous libérer du mal qui nous arrive. Le mal existe encore, il reste là, mais nous pouvons devenir libres par rapport à lui.
On retrouve la même chose dans le très célèbre Psaume 23: Quand je marche dans la vallée de l’ombre-mort… Quelle est alors l’action de Dieu ? Qu’il nous en sorte pour nous mettre au sommet d’une montagne resplendissante ? Non, mais l’espérance du psalmiste est bien de dire que même dans cette circonstance dont le croyant n’a aucune raison d’être plus préservé qu’un autre, Je ne crains aucun mal… car tu es avec moi.
De même encore, quand les disciples sont sur une mer, menacés et qu’ils craignent pour leur vie, le Christ ne fait pas disparaître la mer, il ne l’écarte même pas comme les auteurs de l’Ancien Testament croyaient que Dieu avait fait pour eux avec la Mer Rouge, mais il fait en sorte que tout en restant sur la mer de la menace et de la mort, les disciples n’aient plus peur, retrouvent confiance et ne perdent pas leur vie, ils sont libérés de la peur, du mal et de la mort, ils sont « sauvés ».
Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, aux siècles et des siècles Amen
Cette conclusion du Notre Père s’appelle la « doxologie » (de doxa qui signifie la gloire), puisqu’elle rend gloire à Dieu. Tous les exégètes sont unanimes pour dire qu’elle est une adjonction tardive, elle manque en effet dans tous les meilleurs et plus anciens manuscrits de l’Evangile. Elle n’a donc certainement pas été prononcée par le Christ.
Il est paradoxal à cet égard de remarquer que ce sont justement les protestants qui, tout en prétendant revenir à la pureté de l’Evangile, ont pris l’habitude de dire cette doxologie, alors que les Catholiques, qui eux sont plus près à attribuer une grande valeur à la tradition et à ses développements postérieurs à l’Evangile, l’omettent en général !
En fait, les choses sont un peu plus compliquées, parce que la recherche actuelle a montré que du temps du Christ, les juifs avaient toujours l’habitude de conclure leurs prières par une doxologie de ce type. Elle n’était donc en général pas écrite, mais allait de soi. C’était d’une certaine façon une sorte de « Amen » développé rendant gloire à Dieu
Il n’est donc pas pensable que le Christ ou ses disciples aient jamais prononcé le « Notre Père » tout sèchement sans aucune doxologie. Ils en prononçaient forcément une, et celle que nous avons est tout-à-fait le genre de celles qui étaient effectivement utilisées. Même donc si elle n’était pas écrite à l’origine, cette doxologie, ou une semblable est absolument indispensable.
De toute façon, il n’est certainement pas mauvais que la prière par excellence ne comporte pas que des demandes, mais ait aussi une sorte de reconnaissance, de louange, car la prière n’est certainement pas que demande.
Ce qui est plus discutable, ce sont les termes dans lesquels on nous propose de rendre gloire, ou de rendre grâce à Dieu. Le Règne, la Puissance et la Gloire sont-ils vraiment les choses les plus importantes concernant Dieu, sont-ce vraiment les réalités que nous considérons comme les plus propres à Dieu et comme légitimant le fait que nous nous adressions à lui et que nous lui faisions confiance dans notre vie ?
On peut regretter les termes de cette doxologie qui donnent une image de Dieu qui appartient plus à l’Ancien Testament qu’au Nouveau. Il est vrai que précisément une des grandes choses dans le message du Christ est de nous présenter Dieu comme un Père qui nous aime, qui nous pardonne, un proche qui nous remplit de joie et de confiance, alors que là, nous retombons dans une conception de Dieu comme monarque oriental pour ne pas dire tyrannique qui est environné de puissance, de règne, de gloire, de respect et de crainte. On peut considérer que c’est un peu dommage que notre prière qui est pleine d’amour, de tendresse et de pardon se termine de cette façon-là, on aurait pu préférer une doxologie du type: Car c’est à toi qu’appartiennent l’Amour, le pardon et la paix (ou la joie) aux siècles des siècles Amen. Certes, dirait-on, ce n’est pas le texte de l’Evangile, mais finalement, cette finale n’est pas beaucoup moins authentique que celle que nous connaissons, et il se pourrait bien qu’elle soit plus évangélique…
Louis Pernot
Sortie du livre sur le Notre Père du pasteur Pernot
Le NOTRE PERE Abrégé de tout l’Évangile
Une théologie pour aujourd’hui
Le Notre Père est la prière la plus connue et la plus problématique qui soit.
Avec son origine biblique, elle est incontournable, et pourtant elle suscite bien des questions, voire des rejets.
Chaque demande suscite son lot de questions et il faut bien réfléchir à la réponse que l’on veut y donner, parce que c’est à chaque fois toute une théologie qui est en question.
Ainsi, en étudiant l’une après l’autre les demandes du Notre Père, pratiquement tous les grands thèmes de la théologie, les questions de la vie spirituelle, de la foi seront inévitablement abordés. À toutes ces questions, on peut donner des réponses qui soient adaptées à notre temps.
Et c’est ainsi que l’étude du Notre Père permet de construire une théologie pour aujourd’hui, une lecture de l’Évangile qui nous parle. Le passage par la théologie permet de réinvestir les demandes du Notre Père, de mieux les comprendre, et ainsi de prier d’un cœur et d’un esprit libérés.